• Pete Seeger - réflexions sur la musique (2ème partie)

    Ou Pete Seeger nous donne un formidable historique de la musique américaine du XXe siècle...

     

     Existe-t-il une musique pop pour "anti-establishment" aux Etats-Unis ? Oui, mais jusque récemment elle n'avait jamais joui d'une distribution commerciale. Les luttes syndicales du XIXe siècle produisirent des chansons, de même que le mouvement pour l'abolition de l'esclavage ou pour la réforme agraire. Les chansons de Joe Hill, il y a soixante ans, étaient chantées non seulement par les membres radicaus de l'I.W.W., mais en plus leur humour et leur audace les répandirent dans tout le pays comme des chansons folkloriques : "tu boufferas de la tarte au ciel quand tu seras mort !" (Pie in the sky).

     

     

     

       Dans les années 30, lorsque j'étais adolescent, la musique populaire, à travers les films, la radio et les disques, tendait à supplanter bien des formes de musiques locales et régionales des Etats-Unis. Les orchestres rusés et habiles de Broadway et d'Hollywood contribuèrent à cette tentative pour persuader les gens de chasser leurs ennuis en dansant, ou de s'en lamenter avec sentimentalisme. J'eus moi-même de la chance. Après une brève et folle passion pour la musique populaire (je jouais eu banjo ténor dans un orchestre scolaire), je découvris l'existence dans mon pays d'une bonne musique que je n'entendais jamais à la radio. Mon père, musicologue de son métier, m'emmena à un festival de danses de montagne et je tombais amoureux de l'idée d'une musique faite à la maison. J'aimais la tonalité vocale stridente des chanteurs, le pas vigoureux des danses. Les paroles des chansons contenaient tout le piment de la vie. Leur humour était mordant sans être trivial. Leur tragique était vrai, dépourvu de sentimentalisme. En comparaison, presque toute la musique populaire des années 30 et trop douce, avec ses interminables variations sur le thème : "Baby, baby, I need you."

     

     

        Pour une bonne part, elle semblait participer à cette veille campagne pour garder les masses satisfaites de leur sort. Au milieu de la plus sévère crise économique, une chanson "tube" disait : "Enveloppe tes ennuis dans tes rêves, et rêve pour chasser tes ennuis." Dans les années 40, Woody Guthrie et bien d'autres chanteurs s'organisèrent consciemment pour combattre ce genre de musique. Nous nous organisâmes pour chanter pour les ouvriers et les étudiants., partout où nous pouvions faire entendre nos chansons de lutte. La radio ne nous engagea pas, mais nous n'avions pas compté sur elle. Nous réunissions des hoote-nannies pour y chanter nos chansons sur les ouvriers, contre le fascisme, ainsi que les ballades anciennes, des chansons de l'époque des pionniers, sur les ouvriers blancs ou noirs, hommes ou femmes. Nous avions sous estimé nos adversaires. Nos chansons atteignaient quelques milliers de personnes, tandis que le hit-parade en atteignait des dizaines de millions.

     

     

       A la fin de la Guerre Froide, nous fûmes même inscrits sur les listes noires et exclus des syndicats. En désespoir de cause, nos tentâmes ensuite d'interpréter nos chansons dans les théâtres ou les boîtes de nuit. Un vieil adage populaire américain dit : "Si tu ne peux les battre, joins-toi à eux." A notre propre surprise, nous commençâmes à avoir du succès... avec des chansons qui n'attaquaient pas la classe dirigeante. L'enregistrement d'une chanson d'amour afro-américaine, Goodnight Irene, par les Weavers, se vendit à deux millions d'exemplaires en 1950. Ainsi, à notre tour, nous découvrions comment la classe dirigeante des Etats-Unis, culturellement et politiquement, a habilement mis au point un pouvoir pour "coopter" (absorber et désarmer) son opposition.

     

     

     

        Dans les années 50, les microsillons commencèrent à rapporter de l'argent à partir de maintes formes d'expression minoritaire. Le monopole serré de Broadway et d'Hollywood était brisé. Des disques fait à Detroit et à Nashville connaissaient aussi le succès. Depuis 1965 s'est développé un gros marché pour ce que l'on peut nommer "la musique populaire marginale". Comme la musique folk d'antan, celle-ci est "anti-establishment" mais les jeunes musiciens hautement professionnels attirent souvent des foules de jeunes plus nombreuses que celles du "rock" aseptisé de vedettes aussi "convenables" que Tom Jones. Leur musique souvent n'est pas autorisée à la télévision parce qu'elle est trop franche dans le domaine de la sexualité, de la marijuana et des idées politiques généralement opposées à l'ordre étable, mais elle est probablement la plus enthousiasmante et talentueuse des musiques américaines actuelles. Les chanson rock contre la guerre ont été un élément important dans toutes les manifestations récentes contre la guerre. Mais notez aussi que ces enregistrements (Bob Dylan, le Grateful Dead, Elton John, le Jefferson Airplane et consorts) rapportent des millions de dollars à l'industrie américaine de la musique.

     

     

     

       Au total, la puissance de l'industrie de la musique s'est considérablement accrue. Beaucoup de jeunes en Europe Occidentale ont mordu comme du bon poisson à l'hameçon de la musique pop américaine. Les musiciens de talent des autres pays sont maintenant en concurrence pour mettre pied sur le "top 40" (terme qui a remplacé celui de hit-parade) des Etats-Unis. Quatre jeunes prolétaires de Liverpool sont devenus les plus grosses vedettes de l'histoire de la musique. Aujourd'hui, les industries de la musique d'Europe Occidentale et d'Amérique du Nord, techniquement équipées pour la promotion de tout ce qu'elles veulent (des sitars indiens aux mélodies tziganes russes en passant par les inventions électroniques de dernier cri) sont outillées pour procurer de la musique à écouter aux 3,6 milliards d'habitants du globe. 

    (à suivre)

     


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  • Commentaires

    1
    Lundi 17 Février 2014 à 22:13

    retour gagnant, ma chère !  Beaux  éclaircissements de Seeger sur la musique 'merican' et les dirigeants du pays !

    à Bientôt

    Peache

    2
    Mardi 18 Février 2014 à 08:31
    louv'

    Même si je ne suis pas entièrement d'accord avec cette analyse, bravo ! Je suis très contente de retrouver ce blog et j'espère que tu continueras à nous abreuver de la musique et de son histoire. En la matière, nous sommes insatiables :)

     

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    3
    Mercredi 19 Février 2014 à 21:03

    @ Peache:

    Merci à toi d'être passé sur ce blog qui commençait à s'ennuyer un peu, à bientôt

     

    @ Louv'

     

    Merci à toi aussi ! Peut-être que la dernière partie te plaira mieux. Bisous et belle soirée

    4
    Jeudi 20 Février 2014 à 14:44

    Très bel article concernant l'historique de la musique du XXème,  vu par Pete Seeger...

    C'est vrai que Woody Guhtry a été également très présent et impliqué. Toute une époque musicale qui a marqué une grande partie de la jeunesse.  Leurs chansons sont toujours d'actualité, d'ailleurs on y revient pas mal aujourd'hui, comme avec Dylan, Cohen, Alwright, et bien d'autres.... Woody Guthry était l'un de mes préférés à l'époque...

    Bonne journée gros bisous à toi!

    5
    Jeudi 20 Février 2014 à 21:06

    Je ne suis pas surprise qu'on revienne à ces chanteurs folk, ils ont eu qualité intemporelle. Je vais essayer d'en connaître plus sur Woody Guthrie car j'avoue que je sais quasiment rien de lui ! Merci de ton intérêt (mais ça ne m'étonne pas de toi !) bisous et belle soirée

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